«La nudité ne défend rien, ne couvre ni ne cache rien, pourtant elle est secrète.
Elle est peut-être même l'une des essences du secret. La nudité expose ce qu'elle défend»
(Anne Dufourmantelle, Défense du secret, éd. Payot & Rivages, 2015, p. 77)
La politique de la chambre à coucher
Je: dans la suite de ses deux premiers courts-métrages, Saute ma ville (1968) et La Chambre (1972), Chantal Akerman s'expose à nouveau, corps et âme, pour son premier long-métrage de fiction, Je, tu, il, elle (réalisé en 1974, il ne sortira qu'en 1976). Elle fait le cadre, elle est dans le cadre, dehors et dedans comme l'un de ses héros, Buster Keaton. Mais les procédures de cette exposition de soi trouvent un point nouveau de radicalité qui ne sera probablement plus jamais retrouvé. C'est peut-être le privilège de la jeunesse, avec ses insolences et ses urgences, que d'avoir un pareil courage.
La mise à nu est une franchise quand le franchissement des seuils du visible a ainsi valeur d'affranchissement. Et l'affranchissement est collectif quand il requiert rien moins que trois opérateurs qui sont trois opératrices, Bénédicte Delesalle, Renelde Dupont et Charlotte Szlovak.
Seule, souvent nue, glissant le long des murs gris, mue à répétition par quelques gestes obsessifs, écrire, manger du sucre, regarder dehors, Chantal Akerman se présente dans le cadre de telle sorte que la question de l'apparaître dans le plan recoupe structuralement le fait d'occuper la pièce principale de son appartement. Habiter le plan, être habitée par lui. Habiter un plan comme on habite un lieu et s'y tenir comme on tiendrait une place forte, même faiblement. Occuper le plan, être occupée par lui en y coinçant toutes ses préoccupations, tous ses soucis – à la folie. Cette préoccupation, certainement héritée du cinéma de Charlie Chaplin, et que l'on retrouvera ailleurs chez le portugais João Cesar Monteiro, la jeune cinéaste qui n'avait alors que 24 ans l'explore et c'est la folie même de sa jeunesse qui l'a conduite à voler des bobines de pellicule noir et blanc nécessaires à relever le pari d'une telle audace qui est tout son désir. L'exploration est ainsi déclinée dans la perspective où des forces centrifuges, à l'enseigne de la figure paradigmatique du policier évinçant Charlot des lieux identifiés aux plans habités, auraient dès lors été comme intériorisées.
Poussée en effet par d'obscurs élans que la voix-off, réfugiée dans le neutre et le factuel hérités d'une nouvelle écrite plus tôt sur le modèle littéraire du Nouveau Roman, n'éclaircira jamais, l'actrice-réalisatrice réaménage l'espace en le dépouillant des rares meubles disponibles. L'affairement témoigne déjà qu'il y a des places auxquelles on ne tient que pour ne pas rester en place. On ne reste pas en place parce qu'il n'y aurait pas de chambre à soi, sinon provisoires. L'appartement quelconque, ses partages s'en trouvent alors bouleversés. En y logeant son désœuvrement, ce vide dont elle est pleine, Chantal Akerman s'ouvre à l'empire de son désert. Elle en longe le limes, glissant sur la ligne blanche de sa cicatrice intérieure tel l'ami Philippe Garrel.
La frontalité des axes de filmage et la durée des plans, la fixité des cadres ainsi que leur largeur balisent une phénoménologie de l'intime au nom de laquelle, dans l'amenuisement de ce qui sépare fiction et documentaire, filmer revient à vivre sa vie. À ceci près que cette vie n'appartient plus tout à fait à la réalité vécue hors du geste même qui consiste à la filmer. C'est donc vivre une vie altérée par le cinéma parce qu'elle s'y destine en retour. Ce geste artistique, dont se souviendra peut-être le cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang pour le reconfigurer selon ses désirs dans l'alliance avec l'acteur Lee Kang-sheng, désire donc radicalement synchroniser ses rythmes sur ceux de la vie de son initiatrice. Comme s'il s'agissait de faire lever la fiction à partir du documentaire. Mieux: comme si la fiction se déduisait d'elle-même en documentant la figure dont la nudité en soutient l'incarnation.
La mise à nu que prolonge la voix blanche tient alors du «dénudement» quand «il devient clair qu'il n'est pas possible de la tirer au clair» et cela «ne signifie rien mais nous transperce précisément pour cette raison»(1). Il n'y a plus rien à démasquer ou à dévoiler, mais à exhiber le désœuvrement même de l'être en tant qu'il désactive tous les dispositifs de capture, identité, narcissisme et pornographie. Nue, Chantal Akerman n'est plus une personne; elle est personne.
Au bout du compte, il s'agit de s'approprier le cinéma, d'en occuper l'appartement pour en extraire de nouveaux agencements machiniques, et faire ainsi de soi un sujet non plus appréhendé dans le sens de l'assujettissement et du pouvoir, mais envisagé dans celui de la puissance et de la subjectivation, au risque de la désubjectivation. Posant devant la caméra en regardant droit devant elle le spectateur imaginaire, Chantal Akerman serait alors comme la sœur de l'Olympia (1863) d'Édouard Manet. Ou bien, de dos, elle ressemblerait à La Grande baigneuse (1808) d'Ingres. Loger ainsi au cœur du plus grand dépouillement formel de si prestigieuses références picturales, c'est alors prouver que le cinéma est un site privilégié pour que se rencontrent et très exactement coïncident la mémoire de l'art le plus légitime et l'enregistrement de la réalité la plus prosaïque.
C'est cela l'esthétique au sens précis qu'en a donné Jacques Rancière, quand l'art entre en rapport avec le contraire de l'art en faisant que ce rapport nouveau soit constituant et destituant(2). Après tout, un tel geste de cinéma prend directement sa source chez les frères Lumière comme chez Andy Warhol qui, paradoxalement, en aurait de manière plus conceptuelle retrouvé la force première.
Chantal Akerman donne ainsi raison au Jean-Luc Godard des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) pour qui le premier cinéaste serait Édouard Manet, l'impressionnisme ayant rétrospectivement représenté le fondement archéologique du cinéma. Mais il s'agit aussi de travailler à singulariser sa propre figure en l'inscrivant dans le registre symbolique d'une dignité imaginale qui, jamais donnée tel quel, doit alors se conquérir contre toute une économie de la représentation cinématographique qui ne cesse jamais d'être une économie politique. Là où tout cela devient bouleversant, c'est que Chantal Akerman ne cesse jamais d'apparaître à l'écran comme une fille jolie et quelconque et, dans le même mouvement, comme le sujet qui se donne le droit à la plus grande dignité figurative. Ici, Chantal Akerman est à la fois Victorine Meurent et Édouard Manet, à la fois le peintre et le modèle.
Est-ce contradictoire de poser alors que Chantal Akerman se constitue comme un sujet en s'exposant moins comme une personne que comme personne? Non, si l'on veut bien admettre que la subjectivation est hétérogène à toute identité, qui n'en représente que l'une des modalités et le dispositif identitaire est, on le rappelle, une machine d'identification et de capture. La subjectivation ouvre chez elle à l'impersonnelle. D'abord dire je pour suivre avec tu pour ensuite dire il et finir avec elle: elle qui est l'autre, elle qui est moi, elle qu'il y a entre les autres et moi – un on peuplé d'elles.
La production cinématographique de ce «je» est alors aussi politique que la production du «nous» dont les usines et les facultés occupées de Mai 68 avaient fourni le siège, à partir du moment où la chambre à coucher offre un plan de consistance du «je» aussi valable que la rue pour la consistance du «nous» à une époque où dominait l'idée que «tout est politique». Une politique de la chambre à coucher, non pas considérée comme repli égoïste dans la sphère privée, mais comme retour aux sources ou à la case départ de la production de subjectivité: après Mai 68, il fallait donc repartir à zéro, dans une logique moins de reflux que de redéploiement. Et le zéro c'est soi-même, tantôt comme cercle d'un assujettissement confinant à la folie, tantôt comme signe neutre promettant de faire de soi-même – et ce soi est une parole autant qu'un corps, un visage autant que des formes charnues, un regard autant que des mots et gestes éperdus – le souci de sa libération.
La politique de la chambre à coucher au cinéma, ouverte peut-être avec L'Amour fou (1969) de Jacques Rivette et alors partagée par Jean Eustache, Jacques Doillon et Philippe Garrel, c'est la camera obscura en refuge d'une tabula rasa parce qu'il y avait tout à réinventer, l'amour, l'amitié. Un demi-siècle plus tard, il ne reste plus grand chose de cette politique. La Maman et la Putain (1973) avait d'ailleurs prévenu très tôt de ses limites. Depuis, les années d'hiver ont beaucoup dévasté, des abandons, des renoncements, des trahisons, des dévoiements. Mais il y a des résistances aussi, des îlots, un archipel de films épars qui travaillent à faire éclater les massivités continentales. Comme on fait son lit on se couche et dormir, ce n'est pas seulement rejoindre le peuple qui dort dans l'égalité du même sommeil, c'est pour se reposer de l'effort à prendre ses rêves pour des réalités(3).
Le manque de l'autre et celui du septième jour
Tu: repartir des fondamentaux, le titre l'indique de manière enfantine, comme à l'époque de l'apprentissage scolaire de la déclinaison des pronoms personnels singuliers. Repartir de zéro, c'est faire dérailler les rengaines qui ont pour fonction de bâillonner les ritournelles de l'enfance, ces boucles qui sont des chants de territorialisation et de déterritorialisation(4). Fidèle à son nom, Chantal Akerman aimait beaucoup chanter. On chante dans ses films parce qu'on ne reste pas en place, parce qu'on a jamais été sa place, parce qu'il y a dans le dos tout un peuple de déplacés – le peuple juif.
L'appartement nu est donc un désert que l'on parcourt de manière immobile, ce serait le côté beckettien de Je, tu, il, elle que l'on voyait à l'œuvre ailleurs, Un homme qui dort (1974) de Georges Perec et Bernard Queysanne et Ce répondeur ne prend pas de message (1979) d'Alain Cavalier. Une chambre noire habitée dans le souci de ne rien tirer au clair, rien révéler sinon exposer l'impératif à ne pas céder sur la percée du désir, devient ainsi le lieu d'une insolite aventure initiatrice à l'issue de laquelle le sujet devra triompher de l'ego, ce trou noir, ce vortex. Mais, pour qu'il y ait de la subjectivation, il faut qu'il y ait Deux comme le dirait Alain Badiou(5). Il faut qu'il y ait de l'autre. Il faut pour faire du «je» qu'il y ait du «tu» et Chantal Akerman savait probablement que Martin Buber avait écrit en 1923 Je et Tu, y demandant au Je-Cela uniquement préoccupé de lui-même de faire l'expérience de la relation, hasardeuse et non-maîtrisée, du Je-Tu et, même, du Tu éternel(6).
On ne pourrait comprendre autrement que, dans la ténuité membraneuse de la fiction et du documentaire, cette gaze, la femme qu'incarne Chantal Akerman soit occupée à noircir compulsivement des pages et des pages qui tombent de ses mains comme des squames, des peaux mortes, afin d'exposer l'occupation qui est la sienne, et qui appartient à l'autre dans toute son absence désiré. Elle est une femme occupée comme une nation pourrait l'être par une armée étrangère et cette occupation, amoureuse et métaphysique, concerne l'autre en tant qu'il est tout autre(7). L'occupation témoigne ainsi de la préoccupation de l'autre en tant qu'il manque. Le souci de l'autre absent est celui du «tu» qui fait défaut et son manque tenaille le «je» au point que le sac rempli de sucre qui est ingéré quand il est devenu impossible d'écrire ne peut pas ne pas faire songer à la prise répétée d'une drogue dure, la cocaïne pour la poudre blanche, l'héroïne pour la cuillère.
À la croisée de la performance et de la littérature, au carrefour du documentaire et de la fiction, Chantal Akerman expose ainsi la croix de son addiction: la faim du désir amoureux et l'épuisement du corps qui se vide en encre noire puis se remplit en sucre blanc en une noria infernale. Sa version à elle du Journal d'un curé de campagne (1951) de Robert Bresson. Les lents fondus au noir qui font s'évanouir les plans dans une nuit intersidérale en accompagnent par scansions les incandescentes manifestations. «J'ai faim, j'ai froid» ainsi que l'indiquera dix ans plus tard le titre de son court-métrage issu du film collectif Paris vu par... Vingt ans après (1984). Entre la faim creusée par le désir d'un autre absent (l'aimé occupe une position structurale à celle de Dieu) et le froid d'un désert intérieur (c'est l'hiver et il se met à neiger), il y a la cicatrice d'un désir fou qui fait couler des larmes d'encre que colmate le sucre difficilement. Dehors, un doux floconnement prolonge les grains de sucre, ces douceurs de sable qui rongent le radeau d'une naufragée médusée de l'intérieur. Pour le moment, aucun repos ne lui est accordé. L'égrènement des travaux et des jours qui en modulent l'écoulement manque toutefois la description de ce qu'elle a fait ou non le septième.
S'il y a bien un sixième et un huitième jours, c'est donc que le défaut du septième ouvre une béance à partir de laquelle l'identification structurale de l'autre et de Dieu, absent et désiré, affirme l'impossibilité de l'achèvement et, partant, du repos. C'est alors que le champ occupé, et dira-t-on labouré par les gestes obsessionnels de l'addiction, se présente dans l'articulation conjonctive-disjonctive d'un hors-champ appartenant au champ de l'absence de l'autre. Le peuple manque, y compris dans des salles de cinéma que de telles expériences intérieures participent à dépeupler.
Qu'il y ait de l'autre, rien qu'un autre, un seul spectateur qui est tout autre et tout serait alors repeuplé. La conjonction disjonctive du champ et du hors-champ relève de l'épreuve subjective du désir radicalement saisi dans son manque constitutif, dans cette faille essentielle identifiée au «tu».
On appréciera à cette aune pourquoi les 210 minutes de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) sont nécessaires à montrer comment une femme (Delphine Seyrig) investit les activités ménagères caractéristiques de la vie domestique afin de borner un horizon environné par la possibilité du désir, cette folie, qui, pourtant, surgira sous la forme du meurtre d'un des clients de la femme d'intérieur se livrant à la prostitution occasionnelle. On pense alors à d'autres absents qui forment des cortèges de hantise dans le cinéma de Chantal Akerman, sa mère dans les échanges épistolaires de News From Home (1977), la fille du héros génialement interprété par Stanislas Mehrar dans La Folie Almayer (2012) d'après Joseph Conrad. C'est encore James Byrd Jr., le jeune Afro-américain assassiné dont le calvaire le long d'une route texane, en ses traces à peine perceptibles, fait le lit de la béance finale du documentaire Sud (1999), sans oublier les clandestins mexicains disparus dans le désert de De l'autre côté (2002). Ce sont enfin les juifs. Ce n'est pas que les Juifs sont partout comme le serine la rengaine antisémite, c'est qu'ils manquent partout. Les juifs sont un peuple qui manque, jusque et y compris dans Là-bas (2006), pourtant tourné à Tel-Aviv.
Du point de vue du «je» replié sur lui-même comme dans un œuf, le «tu» se ressaisit comme l'appel du dehors ayant valeur de promesse de sortie du désert intérieur, mais entrée aussi dans un nouveau désert qui, pour être celui de l'autre, l'est en tant qu'il est peuplé d'un «nous» qui appartient autant à Mai 68 qu'aux foules solitaires décrites par Guy Debord dans ses premiers films situationnistes. Le dehors est le champ de l'autre dont il faut encourir le risque, quitte à se planter.
La débandade est double
Il: c'est bête, c'est l'assurance tranquille des normes qui imposent sottement leurs évidences qui – on ne le comprendra pas tout de suite et c'est en ce sens que l'évidence a fonction d'aveuglement – voudrait que la béance du désir soit forcément comblée par un homme puisque Chantal Akerman est une femme. Alors que l'on sait qu'une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette(8).
Ainsi, Je, tu, il, elle devrait normalement raconter l'histoire d'une femme qui, obsédée par l'image de l'homme absent et désiré, romprait avec cette occupation en s'abandonnant dans les bras du premier venu. En l'occurrence, un camionneur interprété par Niels Arestrup, alors âgé seulement d'un an de plus que la cinéaste et trouvant ici l'un de ses tout premiers rôles, qui est aussi l'un des plus beaux. Sauf que les choses ne vont pas se dérouler comme voudraient le faire croire des réflexes normatifs qui, depuis l'invisibilité de la domination hétérosexuelle, se vivent comme allant de soi, naturels(9).
Il n'en reste pas moins que le peu de temps partagé avec lui est passionnant en tout point. D'une part en incarnant l'idéal-type, quelconque autant qu'exemplaire, du mâle viril; d'autre part en figurant un personnage habité, défendu par son interprète comme par la cinéaste, dont l'épaisseur transpire en quelques séquences avec une intensité qui se joue autant des mots que du silence. Avant Gérard Depardieu et Le Camion (1977) de Marguerite Duras, le camionneur incarné par Niels Arestrup accomplit un beau trajet dans l'hypothèse d'un virilisme déjà en cours d'épuisement et la débandade sera attestée en deux magnifiques séquences. C'est d'abord la branlette qu'il demande à la jeune auto-stoppeuse qu'il a fait monter dans son bahut. La mécanique génitale s'y branche sur le faux mouvement du camion qui, on le voit, ne roule pas vraiment. La voix, elle, décrit un plaisir solitaire dont l'autre féminine ne serait que l'impersonnelle opératrice. C'est ensuite le long monologue dans le courant duquel l'homme dit en mots simples la monotonie cendreuse d'une vie programmée dans les clous de la famille hétéro-patriarcale, ainsi que l'épuisement de la sexualité conjugale qui trouverait sa relative compensation dans les aventures extra-conjugales offertes par l'auto-stop(10).
Deux fois, il s'agit de crevaison, d'une dilapidation, d'un écoulement qui moule la durée filmique pour en vider le contenu comme on viderait un seau d'eau sale, un cendrier rempli de mégots, un sac rempli de sucre ou une poubelle remplie de déchets. Définitivement un faux mouvement qui, comme la trilogie tournée par Wim Wenders au même moment (Alice dans les villes en 1974, Faux mouvement en 1975 et Au fil du temps en 1976), s'approprie et infléchit le road-movie hollywoodien afin d'en extraire «un peu de temps à l'état pur» pour reprendre une formule de Gilles Deleuze citant Le Temps retrouvé de Marcel Proust(11). Comment, également, ne pas entendre l'écho masculin que ce discours peut entretenir avec le monologue de Veronika (Françoise Lebrun) à la fin de La Maman et la Putain de Jean Eustache? Comment ne pas reconnaître, encore, qu'entre ces deux films, la libération sexuelle promise dans les revendications de l'après Mai 68 a autant participé à l'affaiblissement de l'économie patriarcale, qu'à étendre l'annexion consumériste de l'hédonisme?
La débandade est double; la déflation, sociale et sexuelle. La cigarette fumée pendant le monologue ainsi que le grain épais du 16 mm. autorisant le son direct, à l'opposé du reste du film tourné en 35 mm. et postsynchronisé, documentent les processus entropiques d'un virilisme à bout de souffle. Cette hypothèse de la fin du virilisme était alors également partagée par Marco Ferreri, ainsi que le prouvent les deux films réalisés à la même époque avec Gérard Depardieu, Rêve de singe (1976) et La Dernière femme (1977)(12). Mais ce virilisme, au lieu d'être la cible caricaturale d'une charge féministe, est considéré depuis la conscience subjective de son propre épuisement et il est aussi envisagé avec le sourire naïf et les yeux amusés de la jeune femme que Chantal Akerman incarne. Il faut alors être sensible à cette tension consécutive au fait que celle-ci partageait le plan avec l'acteur récitant le monologue de la débandade qu'est devenue la vie de son personnage. La jeune réalisatrice a pu ainsi observer de près le jeu de son acteur, en même temps qu'elle joue la fille apparemment inexpérimentée et séduite par le charmant camionneur qui l'a prise dans son véhicule.
Si le «il» ne se révèle pas le meilleur des «tu» parce qu'il s'identifie trop strictement au Je-Cela décrit par Martin Buber, il n'aura pas pour autant été vain. Il aura joué son rôle, qui n'est pas utilitaire mais de passeur hasardeux, de médiateur évanouissant. Le camionneur est, prosaïquement, un ange annonciateur, mais de quoi? Certes, deux miroirs distincts dans les toilettes d'une station-service ou d'un restaurant d'autoroute témoignent pour l'écart irréductible entre un homme (qui se rase et se peigne) et une femme (qui le regarde silencieusement). Si ces deux-là se sont croisés, et ont même fait un petit bout de chemin ensemble, ils ne se seront dans les faits jamais rencontrés.
Pourtant, le camionneur vaudra comme passeur et médiateur, comme ange annonciateur en ayant rétrospectivement assuré à l'auto-stoppeuse qu'elle aura grâce à lui réussi à ne pas céder sur son désir. La positivité du désir féminin expérimente en effet ici, dialectiquement, sa propre négativité, en miroir de la négativité caractérisant le désir masculin. Si la négativité est un passage obligé, son passeur ne se réduit surtout pas à servir de déchet à la fiction. Déjà, parce qu'il aura nourri la jeune femme affamée, requinquée et prête à affronter, corps à corps, l'objet secret de son désir. Ensuite, parce qu'il l'aura emmenée à l'endroit même où vit l'autre depuis toujours désiré, et qui se révèle non un autre mais une autre. Car, enfin, si l'autre est tout autre, c'est plus en tant qu'une qu'en tant qu'un.
L'autre est tout autre, c'est le secret mais le secret des secrets, c'est ici que l'autre soit toute autre.
L'autre est toute autre
(Shabbat)
Elle: l'autre est une autre, toute autre. Le «il» attendu depuis les attentes normatives modelées par l'ordre hétérosexuel se révèle donc en fait une «elle». Et c'est «elle» (Claire Wauthion) que désire résolument «je» depuis le désert de son absence fondamentale dont elle sort en ne cédant pas sur le désir d'une relation fondée non sur le Je-Cela mais sur le Je-Tu. La mystérieuse destinataire de lettres jamais envoyées et au contenu secret et jamais révélé par la voix-off de la première partie du film, c'était donc elle, une femme pas moins belle que Chantal Akerman, mais qui l'aime et qu'elle aime en retour – à moins que ce ne soit l'inverse. À quoi peut-on voir alors qu'elles s'aiment?
Sous la forme de tartines, la nourriture constitue déjà une preuve solide, simple et élémentaire, qui, à la différence des frites et des bières offertes par le camionneur, relève d'une préparation maison avec toute l'affection nécessaire. Et puis, le silence n'est plus seulement le fait de la femme censément admirative de l'homme qui dialoguerait moins en s'adressant à l'autre qu'il soliloquerait parce qu'il ne s'adresse au fond qu'à lui-même. Car il est le fait des deux femmes. Ce silence n'est plus le triste reliquat du bruit, dans la rumeur machinique du véhicule, du bar ou du restaurant. C'est un silence commun qui en dit long sur celles qui ensemble l'habitent. Ce silence est leur secret, celui qui fait disjoncter les coïncidences du documentaire et de la fiction, qui brouille les lignes entre le faux et le vrai, qui met à plat comme à nu les puissances charnelles et imaginales du cinéma. Leur nudité ne permet pas d'y voir plus clair; seulement, leur dénudement est ce qui nous transperce.
Soudain, l'événement. Un geste insaisissable de tendresse. Une main tendue qui, dénudant un cou, s'enhardit et le caresse. Le geste est déjà une réponse éclatante à la séquence précédente de masturbation où l'autre féminine ne servait que d'opérateur à un plaisir masculin essentiellement solitaire. Après la nourriture préparée et le silence partagé, ce geste affirme un monde commun. Il ouvre un site qui peut à nouveau être habité. Le désert se repeuple enfin et son repeuplement commence toujours à deux, à l'épreuve de l'autre qui est ici, on le dit et redit, toute autre. C'est la dimension messianique de l'amour et l'attente quasi-religieuse qui le fonde. L'autre reparaît, elle est revenue ou bien retrouvée. Le manque n'est que de l'autre et si l'amour consiste, c'est en faisant que l'autre soit le garant de son manque. Ce lieu commun de la relation du Je-Tu, qui est celui de l'autre en étant toujours déjà compris comme l'autre de l'autre, est le lieu ouvrant à d'intenses processus de subjectivation puisque l'une et l'autre ou l'autre et l'une désirent une commune augmentation de leur puissance d'affection. Le désir d'augmenter la puissance d'affection de l'une ou de l'autre se reconnaît ainsi dans le désir réciproque d'augmenter la puissance d'affection de l'autre ou de l'une(13).
Le miroir n'isole plus, il n'est plus l'instrument de la coupure des sexes; au contraire, il engage à la traversée des eaux que les corps charrient, il invite à la chair des amants qui font du lit un océan.
À l'opposé des foules solitaires vivant de plaisirs non moins solitaires, conformes à l'atomisation existentielle intrinsèque à la massification capitaliste, le Deux du désir amoureux produit intensément de la singularité subjective. Mais l'on ne s'attendait pas à ce que l'intensité promise par une simple caresse débouche sur une pareille apothéose de corps baisant comme on n'avait probablement jamais vu auparavant des corps baiser comme cela à l'écran. Et d'autant plus des femmes. Baiser y est l'autre événement que les ailes de la caresse, un cou, une main, avaient de tout leur angélisme annoncé. Les ailes du Je-Tu, les ailes d'elles. Précédant d'un an l'institutionnalisation française du classement «X» des films qualifiés dès lors de pornographiques, Je, tu, il, elle triomphe sublimement de ce désert d'impudeur qu'est la pornographie. Il n'y a plus de pornographie quand le dénudement en est le désœuvrement. Les corps baisent alors comme ils luttent dans une chorégraphie commune, en flux et reflux, en marées montantes et ascendantes. Amour océan. En attendant les ondes qui seront d'obscurs raz-de-marée, de La Captive (2000) à La Folie Almayer.
La frontalité du cadre, la largeur du plan, la durée filmique, mais encore le noir et blanc, mais aussi la prise unique, mais enfin l'invention corporelle découlant de l'implication des actrices incluant l'actrice-réalisatrice, tout cela fait du radeau de la méduse de la première partie un bateau ivre. Et il transporte loin, tellement plus loin que la séquence spectaculaire et forcenée de sexe lesbien de La Vie d'Adèle (chapitres 1 & 2) (2013) d'Abdellatif Kechiche, bouffée par son script pornographique. Avec plus de pudeur et davantage de courage, Chantal Akerman touche au point sublime de la combustion des corps, à l'endroit d'ébullition de l'amour qui enthousiasme et de la faim qui violente et tenaille. «L'Étreinte est-elle une lutte? » demandait Sören Kierkegaard dans Le Journal du séducteur (1843). Cette question, Je, tu, il, elle se la pose frontalement comme, plus tard, Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard en 1980 et aussi Mes séances de luttes (2013) de Jacques Doillon.
Alors, et alors seulement, le repos des corps sera enfin atteint, communément. Le septième jour, le jour manquant qui est celui du repos divin, est alors ici identifié à celui de la faim de l'autre enfin rassasiée. Shabbat(14). Les corps, après l'ivresse d'Éros, baignent dans la chamaille des draps froissés, abandonnés à une pure passivité, un désœuvrement sensuel digne cette fois-ci des peintures de Pierre Bonnard, par exemple L'Indolente (1899). Leur corps pourra se dire alors glorieux, sans séparation ni hiérarchie, «plus lumineux et plus spirituel: c'est le même corps, mais dans l'acte où le désœuvrement le libère de l'enchantement et l'ouvre à un nouvel usage commun possible»(15).
Enfin, est entonnée une ritournelle marmonnée depuis les étreintes sexuelles jusqu'à triompher lors du générique-fin où l'on apprend alors que Chantal Akerman, comprenant peut-être après coup la puissance transgressive de son film, a voulu se réfugier derrière le prénom d'emprunt de Julie. Cette ritournelle qui vient directement de l'enfance («Il court, il court, le furet») et que chante celle que sa maman a prénommée Chantal trace le cercle ophidien du lieu de l'amour retrouvé. Cette ritournelle, si elle connaîtra des déclinaisons plus funestes («Tout ça parce qu'au bois de Chaville» dans La Captive ou la chanson calypso de La Folie Almayer), bouleverse parce qu'elle nous concerne, toutes et tous, intimement, toutes les fois où nous retournons au lit. Et cela jusque dans cette adresse qui relève la faute technique d'une amie présente sur le tournage et dont le visage bordant le cadre du dernier plan du film nous regarde, sans le savoir. Mais nous, nous savons. Nous savons que quand manque le Je-Tu, son défaut peut conduire aussi au «je tue», au «je me tue».
Chantal Akerman nous aura ainsi regardé-e-s et ce regard-là, sa douceur durera à jamais. Jusque dans le tout dernier plan du tout dernier film, No Home Movie (2015), où elle manque parce qu'y manque sa mère, la première toute autre, l'autre sans quoi l'on n'est rien. Ce vide-là est ce depuis quoi il nous faut tenter de vivre. Car la charge de l'autre nous revient, d'autant plus quand il manque. Il nous faut alors continuer, on ne peut pas continuer, il nous faut continuer, on va donc continuer(16).
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Chantal Akerman
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